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Grand Prix de poésie

Le Grand Prix de Poésie, décerné tous les deux ans, en alternance avec le Prix Louis Mandin, regroupe les anciens Prix Émile Petitdidier (du nom du Fondateur de la Maison de Poésie), les Prix Paul Damarix, Fernand Dauphin et Maurice Du Plessy. Ce Grand Prix récompense l’ensemble d’une œuvre.

En 2010, le Grand Prix de poésie a été attribué à Jean-Claude Pirotte pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la publication de son recueil Le Promenoir magique et autres poèmes (La Table Ronde). 

Jean-Claude Pirotte

     Jean-Claude Pirotte est Belge, il est né à Namur dans les Ardennes, en octobre 1939, il a donc soixante-et-onze ans ce mois-ci. Il a été avocat, il a quitté la Belgique en 1975 pour y revenir en 1981. Il a vagabondé (« ce n’est pas Jean-Sébastien / qui m’a appris l’art de la fugue », dit-il), même très jeune, à douze ans au Danemark, aux Pays-Bas, puis en France, en Italie, en Espagne, en Suisse aussi. Et il écrit une cinquantaine de livres, des recueils de poèmes, des souvenirs, quelques romans. Il est également peintre.

     La publication par les Éditions de la Table Ronde d’une grosse anthologie de 920 pages, Le Promenoir magique et autres poèmes qui réunit des poèmes écrits de 1953 à 2003 – un demi-siècle – confirme que nous avons bien à faire à une œuvre déjà importante, qui justifie ce Grand Prix.

Le chant

     Ce qui séduit avant tout dans l’œuvre de Jean-Claude Pirotte, c’est le chant de la poésie française. Voilà des poèmes qui ne sont pas de la prose saucissonnée. On y entend une voix personnelle qui nous touche, nous charme, souvent nous enchante, une voix qui parle dans cette langue des vers qui existe chez nous depuis plus de mille ans.
aux temps obscurs de mes enfances
quand glissaient les serpents du soir
et que pleuraient dans les soupentes
les servantes aux lèvres noires
sous la neige des lunes blanches
qu’arrivait-il à ma mémoire
aux temps obscurs de mes enfances
quelle marâtre ou quelle amante
s’emparait comme d’un heurtoir
de mon cœur sans destin notoire
quand glissaient les serpents du soir

(La boîte à musique)

     C’est un chant qui n’a pas d’âge, dont on peut dire qu’il est celui de toute la poésie française, mais que tout le monde ne possède pas, et qui semble se transmettre de poète à poète. Aucun poète n’est jamais sorti de rien. Jean-Claude Pirotte se reconnaît de nombreux grands ancêtres, parmi ceux qu’il appelle des « veilleurs » (c’est le titre d’un chapitre de son recueil La boîte à musique). En voici quelques-uns, qu’on rencontre au fil de ses poèmes :

Francis Carco Mortefontaine
les chemins ne vont nulle part
feuilles mortes mortes semaines
traces de pas qui reviennent
sans cesse au lieu du départ

(Amorces)

*

Lire Nerval et mourir

(Amorces)

*

Max Jacob il souhaitait
s’ennuyer comme la Loire

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

Quand je lisais Laforgue, Jules
dans le bistrot de mes quinze ans
auprès des digues du Betuwe
le temps passait si lentement

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

Je lis Tristan Derème
et rien ne me distrait
la vie est un poème
qui se conserve au frais…

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

Je lis Réda Thomas Dhôtel
Jaccottet Follain quelques autres
amis dont je n’aurai jamais
pu tenir les mains dans les miennes

(La Vallée de Misère)

*

Artaud je vois autour de toi
Adamov Henri Thomas
le fragile Prevel aussi
et je te vois rôder toi-même
autour de ce déchirement de toi

(La Boîte à musique)

     Et beaucoup d’autres, Rutebeuf, Ronsard, Vauquelin de La Fresnay, Gautier, Apollinaire, André Frédérique, Armand Robin, Pierre Reverdy, Francis Jammes… Une superbe lignée, où le plus fréquemment et le mieux évoqué est celui dont se rapproche le plus la poésie de Jean-Claude Pirotte :

Centenaire ignoré

l’humble professeur d’anglais

sous son cache-nez de laine
effrangé c’est bien Verlaine
or j’ai surpris son reflet
dans l’eau verdâtre de l’Aisne
pion barbu pensif et laid
et solitaire il allait
précédé de son haleine
de vin morne il titubait
en marmonnant des musiques
un soir de feutre plombait
les lointains mélancoliques
dont la langueur surannée
demeure après cent années.
(La vallée de Misère)

      Il y a encore beaucoup d’autres « veilleurs » auxquels Jean-Claude Pirotte rend hommage, jusqu’à en faire la substance même d’un poème, tissant les noms et les époques dans une même étoffe du temps :

en lisant Olivier de Serres
Tardieu Ronsard Jouve Joubert
Paulhan Dumay Cliff Voragine
Fallet Villon La Tour du Pin
Verlaine Pline Armen Lubin
bref tous ceux qui dans ma cantinede lecteur font mon ordinaire
Bachelard Montaigne Follain
Dhôtel Grosjean Thomas Beucler
Arland Jaccottet Larbaud Fargue
et Brauquier qui fut subrécargue
et tant et tant de voix intimes
sans oublier Raymond Queneau
J’ai composé cette ode à l’eau-
de-vie des cerises opimes
(Fougerolles)

     Ce chant qui nous est transmis par toute cette tradition ancienne ou récente, c’est d’abord cela, la poésie :

laissez reposer les poèmes
laissez-les sous le torchon
afin que la pâte lève
et qu’elle craquelle à souhait
vous entendrez le chant peut-être
un chant discret mais entêtant
de la croûte qui dore en secret
feignant de dormir seulement
avant de s’éveiller au feu
du précieux fourneau des ancêtres
qui l’hiver réchauffait les vieux
les mendiants et les poètes(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

Ce que cherche à dire la poésie

      La deuxième raison d’aimer la poésie de Jean-Claude Pirotte, c’est son romantisme. Sous sa musique, on entend la mélancolie profonde de la vie, comme chez Verlaine, comme chez Mozart. Le chapitre qu’il a nommé « La leçon de musette » se trouve justement dans son recueil La vallée de Misère. La deuxième raison de notre attachement à sa poésie se trouve en nous comme en lui, dans cette irrépressible nostalgie d’une autre chose, une chose que cherche à dire la poésie. Car nous sommes tous, comme Jean-Claude Pirotte, les héritiers du Romantisme.

     La nostalgie, notre nostalgie,  est toujours présente dans sa poésie. Elle renvoie, évidemment, à l’enfance à jamais perdue.

L’enfant que je fus
a perdu ses ailes

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

l’enfance et l’éternité
sont peut-être synonymes
comme l’hiver et l’été
comme le ciel et l’abîme
c’est ce qu’il préfère croire
l’enfant du fond de la classe
qui pressent les longs déboires
de la vie et du langage

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

      Nous savons que l’enfance est l’un des thèmes majeurs de la poésie contemporaine et peut-être comme l’image même de ce que le poète cherche à redevenir. Car si nous ne sommes pas comme de petits enfants, disait l’Évangile, nous ne connaîtrons pas le Royaume de Dieu. Ou plus simplement : la poésie. Un Romantisme, sans doute, mais qui s’interroge sur sa propre nostalgie et sur l’objet même de sa quête de poète.

les nuits les nuits quel fantôme
m’appelle est-ce dans ma chambre
ou ce cri vient-il du fond
de mes années d’enfance
il n’y a qu’un exil une épreuve
pareille et sans cesse nouvelle
et la voix qui répète le mot
dont j’ignore le sens je l’épelle
ce mot à jamais incompris
mais un matin peut-être
juste avant le lever du soleil
ce sera le cri de l’oubli
(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

     Cette poésie rend sensible le déchirement qui est en nous, l’impression d’être hors d’un monde de plus en plus cancérisé par le profit et la violence, alors que le temps nous ronge.

en moi chaque jour
je tue un peu de moi
oh pas grand chose
un souffle indécis
un pétale de rose
(pourrais-je dire)
un battement d’aile
un écho souterrain
un début de chanson
comme un rayon de lune
à travers une vitre
opaque un vieux parfum
dans un flacon perdu
le sentiment à peine
exprimable d’avoir
égaré l’essentiel

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

      Nous retrouvons ici la solitude qui était déjà celle du poète romantique et qui est toujours la nôtre aujourd’hui avec ce mouvement de bascule entre « solidaire » et « solitaire », que montrait Albert Camus. Albatros ou vieux chien, fier ou résigné, le poète est toujours à part.

il y a toujours ce vieux chien galeux
qui passe à la même heure seul
et qui semble trembler de peur
ne vois-tu pas comme il te ressemble

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

*

la solitude est là
si je me regarde
si je me retourne
elle tend sa bourse
vide et me fait du plat

(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

     On sent bien que dans notre société mercantile, le poète est plus que jamais un « homme séparé ».

la poésie n’est pas une affaire d’hommes
ni de femmes ni de chiens
ni d’ânes ni d’artistes
ni de poètes
la poésie n’est pas une affaire
(Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent)

     Voilà donc quelques-unes des raisons de notre choix qui vise à attirer un peu plus l’attention sur une des rares œuvres poétiques réelles de notre époque, celle d’un poète capable d’une saine auto-dérision qui ne nous déplaît pas non plus, alors que tant de pseudo-poètes sont aujourd’hui bouffis de suffisance.

je n’écris pas comme cestuy-
là qui triture le langage
et le désosse et le réduit
et le conchie plaisant outrage
je n’écris qu’avec une plume
et de l’encre sur du papier
vieux marteau désuète enclume
armes de poète pompier

(La vallée de Misère)

     Il suffit d’écouter la poésie de Jean-Claude Pirotte où passent ses « fantômes familiers », pour y trouver encore mille et une autres raisons de l’aimer.

je ne parlerai qu’à voix basse
à mes fantômes familiers
et de nos pas dans les allées
incertaines du vieux vieux temps
nul ne pourra suivre la trace
les reflets au bord des étangs
de nos misérables carcasses
s’évanouissent comme passent
les frêles amours les nuées
les étincelles de la grâce
je ne parlerai qu’à voix basse
et le cœur à peine battant
à mes ombres dépossédées
par le mirage des années
incertaines du vieux vieux temps.
(La Boîte à musique)

Jacques Charpentreau

Recueils cités :

Amorces, 1953-1957. Inédit.

Les cahiers et les poésies d’Ange Vincent. 1955-1972. Inédit.
La vallée de Misère. Cognac, Le Temps qu’il fait, 1987. Réédition, 1997.
Fougerolles. Dijon, Éd. Virgile, 2004.
La boîte à musique. Paris, La Table Ronde, 2004.
Réunis dans Le Promenoir magique et autres poèmes, 1953-2003. La Table Ronde, 2010


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