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Qu’est-ce que la Revue NU(e) ? par Béatrice Bonhomme

            Je poserai, en avant-propos, une question : Quel regard la poésie contemporaine porte-telle sur les réalités culturelles, sociales et économiques de notre temps ? Quelle capacité critique, quelle réflexion politique et éthique, quelle pratique scripturale, quels modes lyriques, quelles attitudes (retrait ou engagement) peut-elle mettre en avant dans sa confrontation aux violences ordinaires de l’Histoire ? La question qui se pose en termes d’urgence est la suivante : la poésie constitue-t-elle toujours un enjeu contemporain et a-t-elle une place essentielle à tenir aujourd’hui dans la Cité ? Doit-on tout mettre en œuvre pour que cette forme particulière de l’art, donc de la pensée et de l’être au monde puisse continuer à jouer un rôle important de lien entre les hommes et les peuples ? Doit-on lutter pour qu’elle reste cette possibilité d’échange, qui par-delà la violence et les conflits, tresse des liens entre le passé et le présent humain, entre les différentes cultures et les diverses civilisations ? La revue a-elle-un rôle particulier à jouer dans cette transmission du texte poétique ? Qu’est-ce qui continue de se transmettre depuis la revue de poésie ?

Je dirai maintenant quelques mots de présentation générale, sorte d’éditorial, et je retracerai très rapidement l’historique de la revue NU(e).

La revue NU(e) est une revue de poésie et d’art que nous avons créée, avec Hervé Bosio, à Nice en 1994. De Nice, la revue a immédiatement élargi son champ, tout d’abord vers l’ensemble de la France, Paris, puis l’international avec de nombreux partenariats avec l’étranger. Plusieurs numéros sont ainsi consacrés à des poètes étrangers et comportent des traductions (Mahmoud Darwich, Andrea Zanzotto, Richard Berengarten, numéro sur la poésie roumaine, etc). Nous nous sommes considérés durant toutes ces années comme des passeurs, favorisant les échanges, mettant en relation des poètes entre eux, permettant des liens entre la poésie et les autres arts (on soulignera des numéros sur des artistes, Michel Steiner, Nasser Assar, Leonardo Rosa, etc) faisant se côtoyer des écritures très différentes, faisant mieux connaître les poètes contemporains et leur permettant de rencontrer des lecteurs, un public.

La revue Nu(e) en est à son 79ème numéro et organise des manifestations poétiques depuis 30 ans avec de nombreux poètes et artistes contemporains. La revue, jusqu’à son numéro 65 est une revue publiée sur papier de 1994 à 2019. Elle participe à divers salons, Mouans-Sartoux, Salon de la revue ou Marché de la poésie. A partir du numéro 66, nous choisissons de la mettre en ligne.  Nous sollicitons alors Poezibao et Florence Trocmé en raison d’une même façon de concevoir le travail et la création et ils acceptent d’accueillir la revue Nu(e). Ce choix ne constitue pas un choix par défaut car nous avions toujours été soutenus par le CNL. C’est un choix très pensé de notre part, fondé sur le désir de rendre la revue accessible à un plus grand nombre et permettre une consultation totalement gratuite aux étudiants, aux chercheurs et à tous les amateurs de poésie contemporaine. Cela rejoint ce qui était notre objectif premier, c’est-à-dire offrir un espace de diffusion, mais aussi de discussion et d’échange le plus large possible comme en témoigne le dernier numéro sur les poètes femmes qui, dès les trois premiers jours de mise en ligne, a été vu et commenté par de très nombreux lecteurs.

La couverture de Nu(e) a été dessinée en 94 par la plasticienne Sonia Guerin. A la différence de certaines revues qui présentaient sur leurs couvertures des éléments graphiques, des illustrations … nous avions souhaité établir une rupture par rapport à cette coutume et affirmer une présentation qui se démarquait des autres publications. Ainsi, la couverture et la mise en page se sont mises d’emblée au service de la nudité.  Nous avons été au début vers une forme de radicalité. Toutes les premières revues étaient volontairement semblables et bleues, du même bleu cahier d’écolier, et tout le monde pensait que c’était toujours le même numéro car le petit chiffre en racine carré n’était presque pas visible. La nue (ou nuage), le bleu méditerranéen, mer et ciel, le bleu de l’école de Nice, étaient évoqués par cette première couleur, puis laissés entre parenthèses pour faire place à la terre et à son habitation. L’objet apparaissait surtout d’emblée comme un objet de sobriété, avec très peu d’éléments graphiques apparents. Nous avons ensuite décliné les couleurs afin de rendre plus visibles les différents numéros.

La revue dit ainsi, par son titre même et sa présentation sobre, sa volonté d’aller au plus près du texte, d’aller vers le dénuement, le dépouillement. NU(e) est également l’anagramme de Un(e), à la fois singularité et convergence, et, d’ores et déjà, pensée comme écriture « inclusive » Un.Une qui réunit les « genres » et permet de souligner la place de la femme dans la poésie contemporaine. NU(e), c’est aussi un clin d’œil inversé à la revue créée par Ionesco Nu qui signifie « Non » en roumain, clin d’œil car nous ce que nous voulions dire, en contraste avec certaines déclarations comme « la poésie, je dis Non », c’était « la poésie, je dis Oui ».

La seule avant-garde ici, c’était le caractère discret. Paradoxalement, la revue NU(e) est apparue sur du long terme comme résistante, par sa discrétion même. C’est ainsi que NU(e) a toujours défendu une parole de liberté contre toute caste, cénacle, chapelle, obédience, mot d’ordre. Elle refuse de limiter la poésie à un débat dépassé, ou à un faux problème : textique, poésie sonore, formalisme, contre contenu, sens, inspiration. En poésie jamais l’un ne va sans l’autre. NU(e) veut lutter contre l’identitaire pour accueillir la différence, les diversités. Elle veut faire entendre une polyphonie plutôt qu’une polyphobie, des résultats d’écriture plutôt que des diktats théoriques, des chocs de styles plutôt qu’un ton unanime. Elle refuse tout manifeste, cénacle, s’ils signalent un sectarisme de coterie. C’est aussi pour cela que NU(e) accueille les auteurs et les artistes de tous bords et auxquels elle fait confiance. La revue a ainsi créé un style qui permet, d’un numéro à l’autre, au fur et à mesure, de faire apparaître un véritable panorama de ce qu’est la poésie contemporaine, et cela sans exclusions, dans un souci de partage. Parallèlement à la Revue, l’Association NU(e) a publié durant de nombreuses années des livres d’artistes et, dans la petite collection Poèm(e), des textes un peu informels, hybrides sur le plan générique.

L’art est un « acte de résistance », disait Gilles Deleuze à des apprentis cinéastes. Si cette formule est exacte, on pourrait en déduire que la poésie l’est aussi et qu’une revue de poésie qui a 30 ans d’existence et a permis de publier et de faire entendre la voix de centaines de poètes contemporains entre en soi et a fortiori dans un tel projet. C’est à ce prix que la poésie est dans l’ensemble des discours que nous propose la société, le discours alternatif. Elle est acte face au consensus social, comme refus de l’assujettissement au majoritaire, comme réponse à la honte d’être sans parole et assujetti. La poésie est un grain de sable. A nous de faire en sorte qu’elle grippe la machine. Une revue de poésie me semble être le type de l’acte acharné, absurdement tenace contre une forme de pensée qui a fait la démonstration de son danger foncier pour le monde et par contrecoup pour l’homme, et qu’il s’agirait maintenant, chacun à son poste, par un contre-effort culturel et civilisationnel, de faire réfléchir et d’infléchir.

En parlant plus précisément de l’exemple de NU(e), on soulignera d’abord la longévité. La revue a 30 ans. On peut dire, qu’une des évidences de la revue NU(e) c’est d’insister et de persister. Dans une forme de fidélité toujours renouvelée à son postulat d’origine.

La revue constitue un espace offert à un poète qui choisit lui-même les créateurs dont il veut s’entourer, les plasticiens, les critiques littéraires, les poètes avec lesquels il entretient des affinités. C’était avant tout un accueil, une sorte de carte blanche offerte à un poète. Cette idée d’une revue consacrée à un poète et à ses amis a représenté une véritable spécificité. En effet, la revue comme convivialité, constitue une sorte d’espace de liberté sans normes particulières. Cela est assez original dans un monde où précisément tout est normé, où tout répond à des critères pré-établis, où le temps de conférence imparti à chacun et le nombre de signes de chaque article, sont toujours comptés très précisément. Nous laissons une totale liberté aux auteurs, ce qui entraîne que certains numéros comptent 350 pages et d’autres 150. De la même façon, les entretiens ne sont pas mesurés, et peuvent compter une page comme 40 pages, ce qui est  le cas avec Bernard Vargaftig. C’était à nous d’imaginer un numéro absolument libre, qui échappe à la contrainte permanente de notre société. A l’intérieur de la revue, la liberté est pourtant encadrée afin de permettre une lisibilité : entretien, poèmes inédits, articles de critique littéraire, interventions plastiques, bibliographie exhaustive. Au fil des années, ce formalisme architectural guide les lecteurs et leur permet de toujours s’y retrouver. Les numéros se suivent toujours différents et toujours identiques. La revue a ainsi créé un style qui permet, d’un numéro à l’autre, de faire apparaître un panorama de ce qu’est la poésie contemporaine. Revues souvent accompagnées de Journées consacrées à la poésie contemporaine [James Sacré, Yves Bonnefoy, Henri Meschonnic, Marie-Claire Bancquart, Marie-Etienne, Salah Stétié, Jacques Réda, Bernard Vargaftig, Claude Louis-Combet, Lorand Gaspar, Esther Tellermann, dernièrement Jacques Darras, Sylvestre Clancier]. Journées et revues également accompagnées d’expositions de peintres, graveurs, photographes [Michel Steiner, Alexandre Hollan, Farhad Ostovani, Nasser Assar, Sonia Guerin, Serge Popoff, Jean-Marie Rivello, Danielle Androff…]

Ce style a permis au cours des années à la fois une grande cohérence autour d’un auteur et une grande diversité avec plusieurs formes d’écriture ou d’art — entretien, poèmes inédits, textes de critique littéraire, critique d’art — et a créé des résonances, des échos entre chaque texte ou entre les textes et les interventions plastiques. Maintenant, avec le recul, nous pouvons aussi voir s’établir des liens, des échos, des contrastes d’un numéro à l’autre et l’ensemble des 30 ans de publication semble le reflet fidèle du paysage poétique contemporain. Outre leur créativité, notre désir étant de concevoir chaque revue comme une petite œuvre d’art originale, les numéros sont fondés sur la rigueur d’une parole critique et d’une analyse des textes qui permet l’élaboration de véritables dossiers très utiles à l’étude de la poésie contemporaine et qui sont devenus importants pour les chercheurs. Chaque numéro, curieusement, ne vieillit pas, et peut à tout moment être sollicité, permettant de trouver des documents inédits et des sources bibliographiques.

La revue joue donc le rôle de lien, constituant un tissu conjonctif dans la poésie contemporaine, permettant de faire tenir ensemble des écritures très différentes, une sorte de lien vivant de l’organisme poétique. La revue Nu(e) assume un rôle de transitivité. Elle permet d’articuler les écritures d’aujourd’hui. Ce n’est pas une anthologie, c’est un lieu qui, dans une certaine mesure, prend son parti de l’hétérogène, de la diversité et recueille différentes approches poétiques, puis les rassemble. Dans cette « mise ensemble » il y a une volonté de décloisonner, de mêler et de rapprocher, de faire se croiser des écritures et des individus qui resteraient autrement chacun dans leur univers. La revue permet ainsi de rassembler des voix qu’on n’imaginerait pas ensemble. Elle trouve sa justification dans ce désir d’échanger, d’établir des liens entre les auteurs, liens parfois polémiques mais toujours inducteurs de dialogue. La littérature ne vit plus dès lors en vase clos. Ce rôle d’ouverture se joue aussi dans le rapport avec d’autres cultures, d’autres langues, d’autres arts, ainsi il nous semble important d’avoir des correspondants dans d’autres pays et de publier des traductions d’auteurs étrangers. La revue est aussi un espace plastique où des artistes peuvent s’exprimer.

La revue est un lieu d’égalité et de non-hiérarchie. Il n’y a pas de sur-auteurs. Il est important pour nous de dresser un panorama de la poésie contemporaine avec des poètes connus, comme des poètes non reconnus. Nous sommes animés par une vocation d’approfondissement mais également de découverte. A côté de poètes connus figurent des écrivains n’ayant jamais encore publié. La revue permet de repérer des auteurs, c’est une sorte de galop d’essai qui va faire découvrir des voix nouvelles. C’est une des vitalités essentielles de la revue, donner une parole à des gens peu ou mal entendus. Faire connaître le rôle de la femme dans la poésie, ainsi durant ces 3 dernières années 5 numéros ont été consacrés à des poètes femmes. La revue assume un rôle de sauvegarde par rapport à certains textes. Parfois elle donne à lire des textes difficilement trouvables. C’est alors qu’elle prend le rôle d’un laboratoire, là où s’expérimente, se fabrique la poésie, elle possède quelque chose d’artisanal. Elle donne envie d’écrire et entraîne dans un processus de création. Même lorsque la revue publie des auteurs déjà presque classiques, elle leur laisse un espace différent de celui de la grande édition. Elle leur donne la possibilité de dire un certain nombre de choses différemment. Elle leur permet d’exprimer des choses différentes qu’ils ne pouvaient dire ailleurs, et de baisser la garde d’une certaine façon.

La revue fait lien mais fait également mémoire. La poésie est mémoire textuelle, circulation de fragments de textes dans la mémoire discursive d’une collectivité et des individus qui la composent. Il s’agit d’une entreprise poétique contemporaine adossée à une bibliothèque de travail. On n’écrit jamais seul, mais niché dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés où la création s’engendre d’une lecture et d’une réécriture de textes antérieurs. La poésie est traversée et « redéfinition de la tradition », héritage et recréation, mémoire et circulation qui affluent vers l’avenir (Philippe Beck). Comment faire du neuf sans détruire les filiations, repenser (et relire) le passé autrement, avancer des propositions syntaxiques ou prosodiques originales, croiser modernité et tradition, admirer profondément les grandes œuvres du passé et tenir bon sur un caractère novateur, ouvrir des voies nouvelles tout en tenant compte d’un héritage retraversé, élagué, circulant dans notre contemporain (Yves di Manno) ? Rouvrir le dossier de la poésie, c’est contribuer à rouvrir le dossier du partage de la langue. La revue permet à la fois de rouvrir sans cesse ce dossier mais aussi de le thésauriser dans un feuilletage de mémoire.

 De surcroît, la revue consiste en une autre approche qui n’est pas celle des grandes éditions, Pour tenir une revue, il faut travailler toujours sur un fil, dans un équilibre précaire entre le désir et la perte. D’ailleurs, pour un éditeur traditionnel, le rythme de parution d’une revue reste difficile à comprendre. Tous les 3 mois, ce rythme n’entre pas dans la chaîne habituelle de vente du livre. Ainsi, il existe un divorce avec une logique traditionnelle de l’édition ou des biens culturels. La revue ne répond pas à la même éthique, c’est un lieu de travail, un lieu de correspondance, un lieu où tout le monde est à égalité. C’est le lieu de l’exercice de l’amitié. La revue permet ainsi une grande liberté. On peut publier qui on veut dans le respect des auteurs. La revue n’est pas non plus tributaire des contraintes de rentabilité. Ainsi le prix d’achat de la revue n’avait jamais varié. Elle est maintenant accessible à toutes et tous, gratuitement, en ligne, sur le site POEZIBAO.

Pour conclure,la revue Nu(e) reste toujours présente mais comme dans la marge. Elle est comme une affirmation de vie, délaissant le régime des oppositions. La revue Nue, sait se mettre à côté, fait ce qu’elle a à faire sans forcément emboîter le pas des clivages poétiques. La revue Nu(e) est alors devenue un espace original par son ouverture, son accueil, sa convivialité même. Le panorama de la poésie contemporaine a longtemps été fondé sur quelques mouvements parfois assez fermés les uns aux autres, voire exclusifs. Le rôle de résistance qu’a joué la revue Nu(e) a été finalement et paradoxalement son accueil même, son rôle de collectionner des textes de tous les bords poétiques, de s’éloigner de ces querelles et de pratiquer l’ouverture, permettant à des textes, à des auteurs très différents, à des mouvements littéraires très divers, voire opposés, de dialoguer entre eux. Elle a permis la cohabitation de toutes les formes poétiques et l’échange de différents courants qui ont ainsi pu se rencontrer. Ainsi notre manifeste même, c’est de ne pas avoir de manifeste. La revue permet d’articuler les écritures d’aujourd’hui. Elle relève de la même volonté de se tenir en dehors de toute chapelle. On nous l’a reproché assez souvent, mais ce qui nous intéressait, c’est de rendre compte, sans a priori, sans exclusion, de ce qu’est actuellement le paysage poétique contemporain. L’exigence bien entendu, la qualité des textes, mais une grande ouverture et une vraie attention à des écritures différentes. Donner carte blanche à des poètes de qualité, de quelque bord que ce soit.

Cet échange peut être dit « communauté », non seulement comme formes communes déroulées par l’histoire du politique, mais communauté de sens plus large, englobant les relations des êtres humains entre eux et avec le monde qui les entoure. La poésie renvoie à l’idée de peuple et de communauté. Elle est à la fois l’englobant et le socle à partir desquels peuvent s’échanger les cultures les plus différentes, les époques les plus éloignées, les conceptions les plus diverses du monde. La force de la revue réside ainsi dans son rôle dans la Cité. Elle assume un rôle d’animation par l’invitation de poètes contemporains, elle permet des lectures, des expositions d’artistes, des rencontres, des colloques et s’ouvre ainsi sur la Cité (milieux scolaires et universitaires, bibliothèques municipales centres culturels comme Cerisy). Tenir une revue, c’est ici un peu comme les hommes préhistoriques qui gardaient le feu pour qu’il ne s’éteigne pas. L’art est un « acte de résistance » et la revue de poésie comme espace d’art singulier, tout particulièrement. On l’interprète en général comme politique, façon de contrarier les programmes de contrôle, et c’est vrai. Mais je crois qu’il faut aller plus loin. On a fini en art par comprendre qu’il fallait abandonner le terme de « beauté » pour penser en termes de présence, rayonnement, intensité, puissance de lumière. La revue de poésie tient, nous semble-t-il, cette place essentielle de liberté et d’espace de créativité dans une affirmation d’un monde non dominé par l’humanité, mais respectueux et sensible à toutes les formes de vie. Elle assume, en cela, ce rôle de résilience plus que nécessaire dans notre société.

Présentation des derniers numéros parus

Le numéro 77 de la revue NU(e), consacré au poète Sylvestre Clancier, a été coordonné par Béatrice Bonhomme. Ce numéro est en ligne sur le site POEZIBAO mais il est également disponible en version papier Il est composé de 12 articles, accompagnés d’illustrations de l’artiste Auck, réparties dans l’ouvrage. Il résonne avec ce désir de résistance et met l’accent sur l’attention apportée par Sylvestre Clancier aux écrivains incarcérés dans le monde. Ce poète par son écriture et ses actes, s’est toujours engagé « poéthiquement » et courageusement au côté de l’humain et du monde. L’art, pour Sylvestre Clancier, n’est pas un « antidestin », mais une anti-guerre, sa parole est une parole d’accueil, de bienveillance, de tolérance. On mettra en exergue diverses implications dans la défense de différentes causes, tant en France qu’en Europe et à l’Etranger, dans le cadre de l’aire francophone, comme le statut social de l’écrivain, les libertés d’expression et de création, la défense des écrivains persécutés, la diversité linguistique et culturelle, les responsabilités citoyennes en matière de sociétés plus respectueuses de l’environnement et de la biodiversité. Le dévouement de Sylvestre Clancier à ces causes est exemplaire. En outre, la poésie de Sylvestre Clancier consiste en une certaine façon d’échanger avec le monde, de créer, d’apporter de l’humain sans renoncer au monde et au cosmique, sans nier le lien entre l’homme et la nature Fusion comme symbiose avec le monde. Le poète nous ouvre au monde et aux éléments cosmiques. On ne voit plus les frontières nettes et figées qui partagent les royaumes de la nature. L’homme est un arbre de gestes, l’homme est un geste d’arbre :

D’un ordre disparu, celui de l’arbre nu

Le jour viendra où l’humain sera las

Où l’homme sera tel. (Tome I des Œuvres complètes, p. 234)

 La poésie possède ainsi la force, par son intensité même, de réconcilier les hommes :

[…] il sait la langue universelle, cette harmonie secrète souvent oubliée par les hommes, mais qui seule peut les réconcilier avec eux-mêmes, la poésie. (Tome II, p. 318)

Le numéro 78 de la revue NU(e), est consacré au poète Jacques Darras. Il a été coordonné par Christine Dupouy. Il est composé de 18 articles présentés dans un avant-propos et architecturé en 5 parties. Ce volume comprend également une série de 8 gouaches réalisées par Jacques Darras. Jacques DARRAS (1939) revisite le genre de l’épopée et parle pour son œuvre poétique d’« une épopée du moi pluriel, fluide et sonore ». Jacques Darras est l’Homère d’une modernité, le poète de l’émerveillement, du passeur d’histoires, du grand vivant, marqué au signe de la passion. Le monde, vu par Darras, c’est l’architecture d’une épopée à travers la Maye, la Meuse, les rivières, les planètes, l’univers. Ecriture de variété polymorphique, dans sa superposition d’époques, dans son travail de composition au sens musical par effets d’échos, de symétrie, de reprise décalée. Orchestration de textes écrits entre lesquels des échos et relais symboliques conjurent l’éparpillement.

Les numéros 73/74/75/76/79 de la revue NU(e) intitulé POÈT(e)s5 sont composé d’ensembles poétiques, critiques et artistiques. Dans le cadre de ce qui constitue sans aucun souci d’exhaustivité, une sorte de libre panorama des poètes femmes contemporaines d’expression française. Sans méconnaître l’imposant massif des études de genre, ce n’est a priori pas dans cette perspective qu’il entend se situer. Il se propose plutôt d’accueillir librement des approches critiques diversifiées visant à continuer de développer les recherches portant sur l’œuvre des poètes femmes contemporaines et à contribuer ainsi à une meilleure connaissance du champ actuel de la poésie française et francophone.

                                                                                             

Photographie ©A.MACARRI-Univ-Côte d’Azur

De musique et d’autres choses par Jacques Charpentreau

 « De la musique avant toute chose »
Paul Verlaine

      Une longue étude de Florent Albrecht consacrée aux recherches en versification à la fin du XIXsiècle confirme qu’il s’agit bien d’un problème poétique majeur que les nombreux et remarquables poètes de cette époque tentèrent de résoudre, chacun à sa manière, ce qui devrait être aujourd’hui, pour nous, une leçon à méditer. 

     Le nombre et la qualité des poètes de sont alors deux évidences : Banville, Baudelaire, Corbière, Gautier, Heredia, Laforgue, Leconte de Lisle, Lerberghe, Maeterlinck, Mallarmé, Merrill, Moréas, Régnier, Rodenbach, Samain, Verlaine, Vielé-Griffin, pour nous en tenir aux principaux, quelle anthologie ! Le sous-titre de cette étude est très prometteur : Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897).

     À sa façon, le titre aussi : Ut musica poesis. Il reprend une expression de L’Art poétique d’Horace, « Ut pictura poesis », la poésie est comme une peinture (ou comme « la » peinture), qu’on peut comprendre de plusieurs façons, soit appelant à traiter chaque genre poétique en lui-même comme chaque genre pictural, soit, par extension, tout poème comme un tableau. Soit, ici, en assimilant la poésie à la musique, puisque Mallarmé estimait que la poésie devait « reprendre à la musique son bien ». 

     Mais ce titre en latin et sa confusion possible témoignent d’une faiblesse de l’ouvrage, à la fois très savant et souvent très confus. On peut lui pardonner ces péchés qui tiennent en partie aux subtilités du sujet – tout en condamnant fermement ses tendances jargonnantes qui ne ratent aucune référence aux plus jargonneurs poéticiens d’aujourd’hui – tout en ignorant totalement ce que peuvent penser, dire, écrire, les quelques poètes qui réfléchissent de nos jours à ces problèmes. 

     Ces réserves faites, reste un ensemble d’études sur une époque poétique qui vit coexister la fin du Romantisme (Victor Hugo meurt en 1885), Les Fleurs du mal baudelairiennes publiées et condamnées en 1857, L’après-midi d’un faune de Mallarmé en 1865, L’art poétique de Verlaine écrit en 1874, Les Trophées publiés en 1893, le Parnasse, le Symbolisme français et belge, etc. – et la naissance du vers libre en 1886. C’est dire la richesse intellectuelle de ce moment qui vit en outre la fin du Second Empire, la guerre, l’occupation, la Commune, la naissance de la IIIRépublique, etc. Et le Coin de table, celui de Fantin-Latour, cent trente ans avant le nôtre.

     Florent Albrecht donne un bon exemple de ce bouillonnement avec l’influence du wagnérisme en France, et singulièrement auprès des poètes, dont certains firent le déplacement jusqu’à Bayreuth, tous intéressés par la musique (c’est l’époque des concerts Pasdeloup du dimanche) et par la recherche d’un art total. Il montre également comment le bergsonisme a pu accompagner la réflexion poétique. Il s’intéresse au fameux Coup de dés de Mallarmé, aux rimes de Verlaine, etc.

     Mais nos réflexions les plus vives viendront du vers libre naissant et de ses réussites du moment. Son ambition, c’est alors d’apporter plus de subtilité, plus d’harmonie, en quelque sorte plus de souplesse musicale à une versification qui se voulait déjà « déraidie » par les brisures hugoliennes et les finesses verlainiennes, une versification qui, par des cassures, des enjambements, des rejets multiples aussi bien que par des utilisations flottantes des vers de neuf et de onze syllabes, avait miné le vieux système de l’intérieur. Et le vers libre d’alors avait réussi ce miracle d’un chant délicat, tellement raffiné qu’il confinait, c’est vrai, au « décadentisme », voire, parfois, à la mièvrerie, mais avec beaucoup de charme. C’est un fait. Il le devait à une pléiade de vrais poètes à l’oreille impeccable : Henri de Régnier, Francis Viellé-Griffin, Maurice Maeterlinck, Stuart Merrill, Georges Rodenbach, Charles Van Lerberghe, Max Elskamp, Émile Verhaeren, Pierre Louÿs, etc. Une conjonction qui ne se renouvela pas. (Faisons un peu de poésie-fiction : ceux-là étaient poètes avant tout ; auraient-ils écrit uniquement en alexandrins, que leurs vers auraient été aussi parfaits…).

     C’est là que s’introduit notre réflexion personnelle et notre effarement devant l’entropie ayant frappé notre poésie. Comment cet instrument aussi flexible et subtil que le vers libre de la fin du XIXsiècle est-il devenu cet épouvantail ridicule de nos jours ? Comment ce bouquet de fleurs s’est-il transformé en manches à balais ? Cette couronne de lauriers en rouleaux de barbelés ? Cette fluidité musicale en gargouillis et borborygmes ? Ce concert de musiciens en hordes d’incompétents ? 

     L’étude de Florent Albrecht nous le confirme : à sa naissance, le vers libre fut une grande affaire, une immense remise en cause de notre système de versification ; aujourd’hui, après son agonie, c’est un cimetière infini de bétonneries.

     Ce livre n’en dit rien, ce n’est pas son sujet. Mais nous nous le demandons : la poésie peut-elle exister en dehors d’une structure de versification reconnaissable, sensible, perceptible, d’une satisfaction auditive d’un certain « ordre » verbal (à suivre ou à inventer) ? Peut-il y avoir une poésie de langue française sans la rime – comme se le demandait encore Verlaine ? Comment ne pas se le demander aujourd’hui ? Et pourtant, le charabia « libre » semble aujourd’hui un fait acquis pour tout le monde – sauf pour les lecteurs, qui depuis longtemps n’ouvrent plus un livre quand il est marqué du sceau répulsif « poésie ». Le mérite de cet ouvrage, c’est de nous conduire à ce genre d’interrogations, y compris celles qu’il aurait dût se poser. Par exemple : quelle liaison peut-il exister entre ce vers libre naissant, revendicateur de libertés, et celui qu’utilisait La Fontaine ? Il est temps aujourd’hui de se le demander ; car, après tout, au vers libre du fabuliste il ne manque que d’utiliser les mètres impairs pour se révéler très « moderne » – ou, plutôt, celui du XIXsiècle n’a-t-il fait qu’élargir le « classique » ? Tout cela n’était-il pas, déjà, en germe dans la tradition vers-libriste des fables, dont il suffisait de briser la coque en écoutant mieux la guenon de Florian ?

     On regrettera également que cet ouvrage soit un peu juste sur les rapports de la poésie, de la musique et de la chanson, en particulier avec la mélodie française. Il n’analyse pas le divorce français de la musique classique et de la chanson populaire, contrairement au lied allemand, illustré par Schubert et secrètement jalousé par les poètes français. Après tout, ce n’est pas pour rien que Gustave Kahn, l’un des inventeurs autoproclamés du vers libre, a écrit des Lieder . Le résultat, c’est la trahison de la poésie par la musique classique et la nostalgie des poètes pour la chanson. L’auteur écrit : « La réalité poétique de la chanson n’est perceptible que de l’extérieur, sans que l’on en apprenne davantage, finalement, sur la raison “poétique” de sa présence exponentielle dans les recueils à partir de 1850 ». L’une des raisons, poétique ou pas, c’est la recherche du succès populaire par des poètes, et les Chansons des rues et des bois ne font peut-être que prendre la suite de celles de Béranger pour obtenir un succès comparable. C’est ce que confiait aussi Verlaine : « Ça ne m’aurait pas déplu d’entendre chanter mes vers aux carrefours, quand la nuit tombe, sur une bonne musique – bien entendu ». Florent Albrecht ne rapporte pas ce propos car il n’a pas consulté l’indispensable Dictionnaire de la poésie française (Fayard), malgré une bibliographie de trente-deux pages, et il a eu tort, car ce regret verlainien est révélateur, de la même façon qu’il ignore manifestement Émile Blémont, ami de Verlaine et Rimbaud, fondateur et directeur de La Renaissance littéraire et artistique, une revue où il publia tous les poètes de son époque, premier traducteur des Feuilles d’herbe de Walt Whitman et donc premier à avoir introduit le vers libre en France, pour ne rien dire du Coin de table. C’est une faiblesse de ce livre se voulant « universitaire », mais qui n’est pas universel.

     On pardonnera à l’ouvrage quelques coquilles et dans certaines pages un méli-mélo des notes qui a dû désespérer l’auteur. Il achève quasiment son étude par une note qui résume ses préoccupations et son style : 

      Comment définir la poéticité d’un texte, et donc le principe de généricité fédératrice des arts, et non seulement de la critique, si la poésie ne se pense plus au sein d’une forme authentifiée par un langage, par une forme, selon un principe de reconnaissance formaliste : autrement dit, « tout » peut-il être poétisé ? si oui, « tout » peut-il être poésie ? C’est aussi cela le mystère d’un art moderne, rompu au mode musical, cherchant sa légitimité dans un repoussoir, en creusant son aporie essentielle… et en l’exhibant comme principe régissant tout espace de représentation poétique ? (note 1, p. 446). 

     Par ailleurs, on lui saura gré de citer des passages de quelques beaux poèmes, car les réponses aux questions ne se trouvent jamais que dans les œuvres.

 Jacques Charpentreau

 – Florent Albrecht, Ut musica poesis. Modèle musical et enjeux poétiques de Baudelaire à Mallarmé (1857-1897). Honoré Champion. Cartonné. 500 p. 115 €.

La Poésie française 100 ans après Apollinaire

La Poésie française 100 ans après Apollinaire

Kaléidoscope
50 poètes – 50 styles

L’Anthologie : La Poésie française 100 ans après Apollinaire

Anthologie publiée en 2018 et réunissant des poètes de sensibilités différentes, mettant en valeur les différentes voix de la poésie contemporaine :
Gabrielle ALTHEN, Françoise ASCAL, Linda Maria BAROS, Gilles BAUDRY, Claude BER, Claudine BOHI,
Marie BOTTURI, Yves Jacques BOUIN, Marie-Anne BRUCH, Valérie CANAT de CHIZY, CHAUNES, Sylvestre CLANCIER,
Francis COMBES, Françoise COULMIN, Daniel CUVILLIEZ, Jean-Luc DESPAX, Jean-Charles DORGE, Myriam ECK,
Gabriel FABRE, Paul FARELLIER, Mireille FARGIER-CARUSO, Daniel FILLOD, Christine GUENANTEN,
Jean-Albert GUENEGAN, Denis HAMEL, Jean HAUTEPIERRE, Lionel JUNG-ALLEGRET, Colette KLEIN,
Christian LABALLERY, Mélanie LEBLANC, Jean LE BOËL, Béatrice MARCHAL, Jean-Luc MOREAU,
Cécile OUMHANI, Etienne PAULIN, Serge PEY, Marc-Louis QUESTIN, Clara REGY, Tita REUT,
Germain ROESZ, Jean-Pierre ROUSSEAU, Marie-Henriette RUAULT,
Etienne RUHAUD, Paul SANDA, Tina SCHAEFER, Ariel SPIEGLER,
Frédéric TISON, Sabine VENARUZZO, Robert VIGNEAU, YEKTA.

En 2018, ce nouveau siècle, le 21ème, entre dans sa majorité. A la Maison de Poésie, il nous importait, un siècle
après la mort prématurée d’Apollinaire, le 9 novembre 1918, de faire le tour de la maison commune
afin de recueillir et de faire connaître ce qui s’écrit aujourd’hui de façon libre, sincère et authentique en poésie.
(…)
[Les] sept poètes du Conseil, artisans avec elle [Françoise Coulmin, le maître d’œuvre] de cette anthologie progressive,
de sélectionner deux poètes qui à leur tour ont eu à choisir deux autres poètes.
(…)
Encouragés par de nombreux poètes de qualité ne figurant pas dans la présente anthologie, nécessairement non exhaustive,
comme le sont en fait toutes les anthologies, nous envisageons d’ores et déjà d’établir pour notre centenaire,
dans dix ans, une nouvelle anthologie de la poésie française, selon un principe progressif comparable à celui adopté ici.

Extraits de la préface de Sylvestre Clancier.

Le Coin de table

Le tableau d’Henri Fantin-Latour, Coin de table (1872), met en scène :
Assis : Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Léon Valade, Ernest d’Hervilly, Camille Pelletan.
Debout : Pierre-Elzéar,  Émile Blémont, Jean  Aicard.

     C’était Émile Blémont qui avait réuni ces jeunes poètes, à la demande du peintre. Verlaine et Rimbaud lui en furent toujours reconnaissants. Rimbaud lui fit don du manuscrit original de son Sonnet des voyelles (actuellement au Musée Rimbaud de Charleville-Mézières); Verlaine lui consacra un sonnet de remerciements, car Blémont n’abandonna jamais « le Pauvre Lélian » dans ses malheurs.

Nouveaux vers pour Fantin-Latour

… Il était vraiment beau
Et fort solidement brossé, le grand tableau
Où nous groupant alors, nous, les jeunes poètes,
Sur la nappe, au dessert, vous dressâtes nos têtes.
Là, quel tas de rimeurs : d’Hervilly, Pelletan,
Léon Valade sous sa barbe de Persan,
Et Verlaine, et Rimbaud avec sa face énorme,
Et le bel Elzéar en chapeau haut de forme !…
Émile Blémont. La Belle Aventure, 1895.

*

À Émile Blémont

La vindicte bourgeoise assassinait mon nom
Chinoisement, à coups d’épingle, quelle affaire !
Et la tempête allait plus âpre dans mon verre.
D’ailleurs, du seul grief, Dieu bravé, pas un non,
Pas un oui, pas un mot ! L’opinion sévère,
Mais juste, s’en moquait, autant qu’une guenon
De noix vides. Ce bœuf bavant sur son fanon,
Le public, mâchonnait ma gloire… Encore à faire.
L’heure était tentatrice, et plusieurs d’entre ceux
Qui m’aimaient, en dépit de Prud’homme complice,
Tournèrent, carrément, furent de mon supplice,
Ou se turent, la Peur les trouvant paresseux.
Mais vous, du premier jour vous fûtes simple, brave,
Fidèle : et dans un cœur bien fait cela se grave.

Paul Verlaine, Amour, 1888.