Grégory Rateau interroge ici Guillaume Métayer sur les différents aspects de son travail de traducteur, de passeur et de poète.
Gregory Rateau : Vous vous êtes lancé dans la folle entreprise de traduire l’intégralité des poèmes du philosophe Nietzsche. Pensez-vous qu’il soit possible de rendre la musicalité d’une autre langue (surtout l’allemand) en français sans la trahir ?
Guillaume Métayer : L’une des images de la traduction est le phénix. Il faut accepter la mort du texte dans l’entre-deux-langues puis sa résurrection. Pour le hongrois, les choses sont encore plus extraordinaires que pour l’allemand, en raison de l’étrangéité et l’étrangeté de la langue. Un palais de Barbe-Bleue (appelons ainsi la langue hongroise – je vous renvoie sinon aux autres images qu’utilise Cioran dans Histoire et utopie pour parler de cet idiome unique en Europe) est démonté et remonté avec de tous autres matériaux, disons : quelque part dans la Beauce… Donc « rendre » est sans doute un mot ambitieux, mais « faire signe vers », en indiquant au besoin, dans l’écriture du texte même, la morsure de la mort et la trace de l’acte de ressusciter, en signalant que la traduction n’est qu’une traduction, est peut-être envisageable. Dans le cas de Nietzsche, j’ai eu plusieurs fois (par exemple dans le récent Traduire en vers dirigé par Michel Volkovitch, Miel des Anges, 2024) l’occasion d’expliquer mon travail notamment sur les épigrammes – où, pour le coup, rythme et rime sont indispensables à sa poétique et à sa philosophie de la forme. Là, la traduction efface l’original, un peu comme dans la tradition de « digestion » que Rémi Brague, dans Europe, voie romaine, affecte aux Arabes (et à Nietzsche), face à l’« ingestion » romaine des texte grecs.
G.R. : Vous êtes également chercheur au CNRS où vous interrogez précisément les liens entre philosophie et littérature. Quels liens faites-vous plus intimement dans votre propre poésie ?
G.M. : Je pense que le langage est l’atelier du monde et qu’il existe un vaste continuum entre nos impressions et nos idées. Il me semble que l’on peut tout à fait changer de monde grâce à la poésie comme on change la scène « à vue » au théâtre. La poésie opère ces miracles. Elle est dans la tour de contrôle du langage, elle change les lumières, les tonalités, les ambiances : le sens. Dans mon dernier recueil, j’essaye de travailler au plus près de la langue, de ses bifurcations intimes. Je tente de me surprendre moi-même, pas d’appliquer une philosophie ; mais l’espoir qu’un espace qui modifie profondément notre manière de sentir et donc de pensée se crée ainsi m’anime.
G.R. : Votre dernier recueil à la Rumeur libre, Mains positives, est un ensemble de carrés de prose compressé. Pourquoi avoir choisi cette forme ?
G.M. : Je ne connaissais pas, je l’avoue, Le Cornet de dé de Max Jacob, mais cela s’y apparente peut-être un peu, de loin : ce n’est pas un geste aléatoire, d’autant plus que la main qui jette le dé est remplacée ici par la main qui se pose sur la paroi, préhistorique d’abord par métaphore, puis sur les galeries la mémoire, de la conscience, avec une certaine brutalité, un désir de restituer la fulgurance de l’impression. J’avais été frappé par Un gratte-ciel, des gratte-ciel (Lanskine, 2019) de Guillaume Decourt qui agrège aussi des phrases, en les compressant un peu moins, en faisant peut-être un peu plus un « cut-up » de choses entendues, un verbatim déjanté. De mon côté, j’ai cherché à être sans cesse sur la crête entre la mémoire, la conscience et l’inventivité spontanée du langage. Rien n’est gratuit dans ce recueil, il ne se veut pas du tout un jeu savant ou esthétisant (ma qualité de chercheur le fait croire parfois à des lecteurs peut-être pressés) ; j’ai cherché, au contraire, à exprimer quelque chose de profond, de personnel et, autant que possible, d’essentiel, comme l’a bien compris Marc Wetzel dans sa généreuse recension.